L’avènement en 1847 de l’anesthésie par inhalation d’éther ou de chloroforme met un terme, aux terribles souffrances opératoires. Mais "l’éthérisme, qui ôte la douleur, ôte aussi la vie, et l’agent nouveau que vient d’acquérir la chirurgie est à la fois merveilleux et terrible " (Flourens cité par M. Perrin, L.Lallemand, Traité d’anesthésie chirurgicale, Paris, Chamerot, 1863,p.249).
Je ne m’intéresserais pas ici aux merveilles de l’anesthésie mais à ses dangers qui ne sauraient se résumer à ce que l’on entend aujourd’hui par risque anesthésique. Au XIXème siècle, l’anesthésie est perçue comme une menace pour l’ordre et la morale publics. Plonger l’opéré dans un état proche de l’ivresse alcoolique, de la démence ou des paradis artificiels paraît inconvenant. Le livrer, privé de sa conscience et de l’expérience d’une souffrance rédemptrice, à l’extase ou au plaisir est scandaleux.
Les chirurgiens sensibles à de tels arguments retiennent aussi et surtout le risque anesthésique. "Poisons subtils" (E.-F. Bouisson , Traité théorique et pratique de la méthode anesthésique appliquée à la chirurgie et aux branches de l’art de guérir, Paris, Baillière, 1850, p.340), les éthers peuvent étre funestes, entraînant l’asphyxie ou la syncope. Or, les règles mises en oeuvres pour y remédier n’offrent aux praticiens qu’une sécurité relative. Le risque anesthésique est chevillé au procédé auquel personne ou presque, ni l’Académie de Médecine ni la Société de Chirurgie, ne veulent renoncer.
La pratique de l’anesthésie engage la responsabilité des praticiens sur le plan éthique et déontologique mais aussi sur le plan pénal car le nouveau délit d’homicide par imprudence s’applique indifféremment à tous ceux qui tuent, par inattention, négligence ou imprudence. Etre médecin n’offre aucune immunité. Soumis à de telles pressions, les chirurgiens tendent à réduire les prescriptions, faisant de l’anesthésie un outil de contention plutôt qu’une arme contre la douleur.