L’effet antalgique du froid est connu depuis longtemps, mais ne fut réellement utilisé qu’à partir de la deuxième moitiè du XIXe siècle.
Dans ses écrits, Hippocrate de Cos utilise la glace et la neige pour ses interventions comme analgésique local [1]. |
Avicenne écrit dans son Canon de médecine : Le plus puissant des narcotiques est l’opium... et parmi les moins puissant sont la neige et l’eau glacée. [2]. |
Marco Aurelio Severino, chirurgien de Naples utilise un tube rempli de neige pour l’analgésie locale. Sa technique est parfaitement décrite par son élève Thomas Bartholinus l’ancien, anatomiste danois, dans son traité De nivis usu medico : Il remplissait un petit tube de neige... ; il nous a dit qu’après avoir appliqué ce tube en lignes parallèles étroites, et après que la zone ait été rendu insensible, il était possible d’inciser la zone sans douleur. [1].
Ces deux précurseurs ne furent pas suivis. L’utilisation du froid s’est borné à l’inflammation (goutte, fièvre), aux douleurs dentaires et aux brà »lures. Le livre de Barra sur L’usage de la glace de la neige et du froid en 1671 donne surtout des conseils de diététique. Il ne fait aucune allusion aux travaux précédents [3].
En 1750, John Hunter faisant des expériences sur les animaux, a montré que l’on pouvait après avoir appliqué une solution réfrigérante, mutiler l’oreille d’un lapin, sans que l’animal ne manifeste [5].
Dominique Jean Larrey (1766-1842), rapporte dans ses mémoires qu’amputant les blessés à la bataille d’Eylau, par -19°C, il n’avait constaté chez eux que des sensations douloureuses obtuses [4].
Cette utilisation du froid, était particulièrement chère à Johan Friedrich August Esmach ce qui lui valut le surnom de Fiete Isbà ¼dde (François, bouteille de glace).
Nathaniel Ward (1820-1866), élève de James Paget écrit qu’il a aidé son maitre à opérer un lipome de 10 cm au niveau du dos sous "anesthésie par glace salée" [6].
Mortimer Granville présenta à l’Obstetrical Society un petite boite métallique remplie de mélange réfrigérant comme "moyen pour lutter contre les douleurs de l’accouchement". Cette boite se plaçait au niveau des douleurs [6].
Le vrai initiateur de l’anesthésie locale par réfrigération a été James Arnott (1797-1883) d’Aberdeen qui préconisa cette technique dès 1847 et inventa un appareil [7]. Le mélange d’Arnott est composé de deux parties de glace et d’une partie de sel marin, ainsi des températures inférieures à zéro degré Celsius au niveau cutané étaient atteintes. Il devient « l’apôtre » de cette technique, la prônant dans toute l’Europe contre les dangers de l’anesthésie générale, la rivalité entre anesthésie locorégionale et anesthésie générale débutait. Ensuite, James Arnott essaya de traiter les tumeurs par le froid , il est considéré comme le père de la cryochirurgie.
Légende figure ci-contre : a = récipient contenant le mélange glace et sel ; b = vessie de porc à
Léon Anathase Gosselin perfectionne le procédé avec un « nouet de gaze ou de tarlatane » [8-9], dans lequel le mélange est introduit par cuillerées alternatives de sel et glace pilée. La zone voisine de celle à opérer est entourée d’ouate. Lorsque la peau est blanche, après 2 à 3 minutes on peut opérer.
Félix Adolphe Richard (1822-1872) utilise un mélange réfrigérant composé de glace et de sel à parts égales et d’un cinquième de chlorhydrate d’ammoniaque [10]. L’avantage de cette méthode est une anesthésie plus rapide et puissante et une intervention sans saignement. Le risque est de laisser trop long temps le produit et de provoquer la gangrène. [5, 10].
Alfred Velpeau , Félix Adolphe Richard et son maitre Auguste Nélaton, utilisèrent maintes fois avec succès cette méthode, devenue courante dans la deuxième moitié du XIXe siècle [11].
En 1856, l’ingénieux dentiste parisien Jean-Baptiste George, invente un appareil pour produire l’anesthésie par réfrigération pour les extractions dentaires, lui permettant un contrôle continu de la réfrigération [12], c’est une simple application de l’appareil de James Arnott.
C’est Jules Roux , inspecteur général du service de santé de la Marine à Toulon, qui en 1948, démontra l’action anesthésique locale de l’éther [5, 10, 13]. Il pansait les moignons de ses amputés avec des compresses de charpies imbibées d’éther dans l’espoir de prévenir le tétanos, il constata en fait l’engourdissement des plaies [10].
Les travaux de Etienne Renaud Augustin Serres , Marie Jean Pierre Flourens et François Achille Longet ont montré que sous l’influence des inhalations d’éther, la langue et les muqueuses du pharynx devenaient insensibles. Longet en appliquant de l’éther sulfurique sur un nerf mis à nu, montra qu’il avait perdu toute sensibilité [14].
En 1853, dans le Dublin Quaterly Journal Medical sciences parait un article de Hardy SL sur la vaporisation locale de chloroforme pour calmer les douleurs utérines avec description d’un appareil de pulvérisation utérine.
En 1854, François Marie Alphonse Guérard (1816-1895 médecin à l’Hôtel Dieu, fit construire le premier appareil à éthérisation locale par la maison Mathieu (fondée en 1848) [14].
Dès l’année suivante, à Paris, Auguste Nélaton à l’hôpital Saint Louis, Paul Antoine Dubois (1795-1871 et Jean Nicolas Demarquay (1815-1875) à la maison médicale Dubois (actuellement hôpital Fernand Vidal), firent entrer cet appareil dans leur pratique chirurgicale. Mais cet appareil ne sera que peu utilisé.
Légende figure ci-contre : B est un cylindre métallique rempli d’éther sulfurique ; A un autre cylindre dans lequel se meut un piston, qui vient pousser et chasser l’éther devant lui, de manière à le faire sortir par l’orifice du tube recourbé CD. Sur la caisse de cet appareil est une manivelle E, qui, mise en mouvement, fait agir une sorte de soufflet ou ventilateur placé à l’intérieur de la caisse. GH est le tuyau de sortie de l’air de ce soufflet. L’air qui sort ainsi avec force par le tube GH, quand on tourne la manivelle, produit une évaporation extrémement rapide de l’éther amené à la surface de la peau, par le tube CD.
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Au début de l’année 1866, Léon Labbé (1832-1916) jeune chirurgien de la Pitié Salpétrière introduit le vaporisateur de Benjamin Ward Richardson, dont son créateur vient de publier la description. Avec ce vaporisateur modifié pour diffuser sur une plus large surface, Richardson permit au Dr Greenhalgh de réaliser une césarienne chez une femme qui refusait l’anesthésie au chloroforme, le 29 mars 1867. L’éther est pulvérisé sur les différents plans, jusqu’à l’utérus. L’intervention est indolore, mais la sortie de l’enfant est un peu difficile en raison des contractions utérines.
Les fabricants de matériel chirurgical vont développer et modifier ce type de vaporisateur, notamment L. Mathieu (a, b), E. Galante appareil de Debove (c), Là ¼er (d,e) ,qui reste en usage de nos jours et le plus souvent en dehors de la médecine.
Le mode d’action de l’éther appliqué localement a été discuté. Pour Didier Dominique Alfred Richet à l’Hôtel Dieu, c’est par une "action stupéfiante locale " que l’éther agit sur les nerfs [14]. Les travaux de Dominique H. Betbeze et Etienne E Bourdillat fait dans le service de Jean Nicolas Edouard Demarquay, alors interne des hôpitaux de Paris, ont contesté cette théorie, montrant bien que l’anesthésie était due au froid. Ces auteurs concluent que "l’éther pulvérisé l’emporte sur les autres anesthésiques locaux... qu’il est indiqué dans les indications superficielles et de courte durée... ; que son emploi doit étre évité dans les cautérisations au fer rouge... " [15]. L’ajout d’acide phénique 0,30g pour 75g d’éther sulfurique) préconisé par Richardson, permettait une anesthésie plus rapide, plus durable et pénétrant plus profondément dans l’épaisseur des tissus [10].
En 1861, Henry J Bigelow, professeur de chirurgie au Massachusetts Medical Collège, découvre parmi les produits du pétrole, une substance qui bout à 38°, le plus volatile des dérivés du pétrole. Il voulait utiliser le nom de Kérosolène, mais il est déjà utilisé par Simpson à Edimbourg, il le baptise alors Rhigolène ce qui en grec signifie froid extréme. Ce produit est facile à manier pour l’anesthésie locale ne nécessitant qu’un flacon, l’évaporation se fait avec la chaleur de la main de l’opérateur [16]. L’utilisation du rhigolène restera confidentielle.
L’utilisation du chlorure de méthyle en 1884, a d’abord été d’ordre médical par Georges Maurice Debove à l’Hôpital des Tournelles à Paris. Ce gaz a une température d’ébullition de €“22°, il est conservé comprimé dans des flacons métalliques et se vaporise rapidement au contact avec l’air, permettant d’obtenir des températures de -55°. L’anesthésie est très rapide, mais avec un risque de gangrène cutanée. Avant son usage, la surface à anesthésier est enduite de vaseline [17]. Georges Dujardin-Beaumetz, sur les conseils de Debove, fait construire par Galante, un pulvérisateur de chlorure de méthyle qui se révèlera fort maniable [8].
Le stypage est l’utilisation du chlorure de méthyle emmagasiné à l’état liquide dans un corps spongieux. Ce procédé a été proposé par Ch. Bailly, à l’hôpital de Chambly dans l’Oise. Il nécessite un matériel un peu complexe. Le procédé de Marie Louis Victor Gallipe (1848-1922) consiste à passer au pinceau un mélange de chlorure de méthyle et d’éther, préalablement versé dans un "thermo isolateur" [18]. En pratique chirurgicale, le chlorure de méthyle a été peu utilisé par crainte de créer des phlyctènes et des escarres.
Le chlorure d’éthyle,fabriqué en France, est préconisé par le Suisse Camille Redard (1841-1910) de Genève en 1890 [19].
Auguste Reverdin l’utilise à Genève, " dans une foule de cas divers et toujours avec le plus grand succès". Le point de vaporisation de +10°, le rend très simple d’emploi puisqu’il suffit de la chaleur de la main de l’opérateur pour obtenir la vaporisation. Le chlorure d’éthyle est pulvérisé à 15 à 20 cm de la peau, l’anesthésie est produite en 30 à 60 secondes et dure un peu plus de 10 minutes. "La surface sur laquelle on projette le liquide anesthésique devient rose, puis rouge intense et enfin blanche parcheminée. La coloration blanche est un signe sà »r de l’insensibilité" [8].
L’utilisation du chlorure d’éthyle va alors se généraliser et sera l’objet d’une guerre commerciale sans merci entre les différents fabricants, ce d’autant que l’anesthésiant à l’époque est surtout utilisé pour l’anesthésie générale, plus que pour l’anesthésie locale. Le chlorure d’éthyle est d’abord commercialisé par Gilliard, Monnet et Cordier de Lyon en 1890, scellé dans des tubes en verre [8].
Jules Bengué (1863-1898) à Paris en 1891, le propose en ampoules fermées par une douille en cuivre avec un pas de vis, puis dans des flacons à armature métallique, enfin, après des recherches en flacons métalliques plus pratiques d’emploi. Gilliard, Monnet et Cordier ayant breveté leur produit feront saisir et assigner Bengué au tribunal de Lyon en 1893, mais seront finalement déboutés. Leur société deviendra la Société Chimique des Alpes puis les Usines du Rhône, le chlorure d’éthyle obtiendra une patente aux USA et sera commercialisé sous le nom de Kelen, Bengué en fera de méme. Félix Terrier (1837-1908) et Maurice Peraire (1858-1928, dans leur ouvrage de 1994 vantent la facilité d’utilisation et la rapidité d’action du chlorure d’éthyle qui devrait supplanter tous les autres agents anesthésiques locaux [8, 20]. Le chlorure d’éthyle était encore utilisé en France dans les années 1980 pour des drainages d’abcès par exemple.
Le coryl est une méthylation du chlorure d’éthyle qui permet d’amener le point d’ébullition à 0°, ce qui le rend plus efficace que le chlorure d’éthyle et expose moins au risque de lésion cutanée que le chlorure de méthyle. Le Coryl s’utilise avec un Coryleur [8, 21]. C’est un réservoir nickelé avec un robinet de précision qui permet de régler l’émission du produit et vendu avec différents embouts adaptés au besoins des médecins et des dentistes. Le coryleur a surtout été utilisé par les dentistes [22]. Jules Bengué a aussi suivi la méme démarche en créant l’anesthyle, mélange de chlorure de méthyle et d’éthyle dans une proportion de un pour cinq, avec son propre pulvérisateur [8].
L’Anesthol du Dr Speier à Berlin est un autre de ces mélanges.
Le Méthétyle du Dr Georg Friedrich Henning 1863-1945) à Berlin est lui un mélange de chloroforme et de chlorure de méthyle [17]. Encore appelé Chloraethyl, son utilisation en spray reste d’actualité, mais malheureusement beaucoup plus sous forme de drogue du fait de son pouvoir d’anesthésie générale que comme anesthésique local [23].
Le bromure d’éthyle, surtout utilisé pour l’anesthésie générale, a aussi été utilisé en anesthésie locale, en particulier par Terillon Octave (1844-1895). Ce chirurgien est surtout connu comme le "père de l’asepsie", le premier à opérer avec des gants de caoutchouc. L’avantage du bromure d’éthyle est de ne pas étre inflammable et de permettre l’utilisation des cautères [24].
Ces techniques de vaporisation de produit réfrigérant remplacèrent la technique d’Arnott mais ce type d’anesthésie locale n’eut qu’un créneau bien modeste de petite chirurgie distale après la découvertes la cocaïne pour l’anesthésie locale.
La renaissance de l’anesthésie locale par réfrigération se fit pendant la bataille de Finlande (1940) par les russes qui l’utilisèrent largement (manque de moyen ? ou intérét scientifique ?).
A la méme époque cette technique se développe aux Etats-Unis pour les amputations de membres gangrénés d’origine diabétique, thrombotique ou traumatique. Ainsi en 1942, Lyman Weeks Crossman (1885-1977) et Frederick Madison Allen (1879-1964) de New-York publient sur l’anesthésie par réfrigération pour des amputations [25]. Ils utilisent un garrot et de la glace. Une revue de cette technique en 1945 faite par Harry Edgard Mock et Harry Edgard Jr Mock dénombre 118 cas d’amputation. Cette technique fut progressivement abandonnée après 1950 [26].
Enfin dès 1951 le dichlorotétrafluoroéthane (fréon) est utilisé comme réfrigérant pour pratiquer une abrasion du derme pour les greffes de peau, cette technique ne semble plus utilisée actuellement [27].
De nos jours, l’analgésie locale par réfrigération n’est plus guère utilisée que sur les terrains de sport où la " magie du froid " fait toujours des miracles...