RAPPEL HISTORIQUE
Du XVII° au XIX° siècle, jusqu’à son ouverture à la canonnière par le commodore Mathew Perry en 1852, le Japon est un pays de type féodal replié sur lui-méme et isolé du monde extérieur. Le pouvoir théorique appartient à l’empereur, mais le pouvoir réel appartient depuis le XII° siècle, à la suite de troubles internes, au Shogun CAD le chef d’état major des armées qui tient en main les Daimyos ou gouverneurs de province. Plusieurs familles de Shoguns se succédèrent à la suite de guerres civiles sanglantes provoquées par des Daimyos concurrents. Depuis le XVII° siècle, le Shogunat appartient à la famille de Tokugawa du nom de son fondateur.
Le Japon s’ouvrit initialement au monde extérieur et ses relations se firent en priorité avec la Corée puis la Chine. La médecine japonaise subit donc l’influence chinoise d’abord par l’intermédiaire de la Corée vers le V ? ?? VI° siècle puis directement. Elle fut pratiquement concomitante de l’introduction du bouddhisme car les bonzes étaient souvent des médecins, fonction qu’ils continuèrent à exercer jusqu’au XIX° siècle ; ils jouèrent un rôle essentiel dans l’organisation de la médecine japonaise qui acquit néanmoins au cours du temps sa spécificité que nous ne développerons pas ici.
La pénétration occidentale fut d’abord le fait des portugais en 1543 qui abordèrent l’île de Tanegashima au sud de Kyushu. Ils introduisirent avec saint François Xavier le catholicisme. Celui-ci fut pratiquement anéanti au XVII° siècle car jugé incompatible avec l’ordre intérieur et trop lié au pouvoir étranger. Par ailleurs, la stagnation de l’expansion japonaise en Asie fut liée à l’arrivée des Hollandais au départ aux Indes néerlandaises. Devant cette stagnation et méme ce repli, le Shogun proclame paradoxalement pour nous, une politique de repliement du pays sur lui-méme en interdisant la sortie du territoire à tout japonais sous peine de mort. Le dynamisme des hollandais protestants les mène au Japon où ils vont supplanter les Portugais catholiques. Ils vont ainsi aider le Shogun à réprimer une révolte fomentée par des daimyos catholiques. A sa suite, le Japon supprime ses relations avec le Portugal en 1641. Il confine les Hollandais dans une île artificielle : Dashima en avant du port de Nagasaki avec interdiction de la quitter et de célébrer leur culte.
Dès 1637, les Chinois avaient été confinés dans un quartier de Nagasaki. Depuis le XVII° siècle donc, le Japon se comporte en citadelle assiégée par le monde extérieur, ayant des contacts limités au minimum et réglementée avec les Chinois et les Hollandais.
C’est par l’intermédiaire des chirurgiens de la compagnie des Indes néerlandaises dont le premier fut Caspar Schomberger que fut diffusée la médecine occidentale. Les interprètes japonais l’apprirent tant par un enseignement oral que par la diffusion de livres en hollandais : ainsi une version hollandaise du traité d’Ambroise Paré fut traduite en japonais ; elle fit découvrir la ligature des artères et d’autres techniques inconnues d’eux [1].
LA VIE DE SEISHU HANAOKA
L’enfance et les années de formation [2, 3].
C’est dans ce contexte politique et médical qu’apparaît Seishu Hanaoka. Il naît le 23 octobre 1760 dans le petit village d’Hyrayama, proche d’Osaka. Il appartient à une longue lignée de médecins ; son père lui apprend la médecine pendant son enfance. A 23 ans en 1782, il part à Kyoto, qui était alors un grand centre de culture et d’enseignement médical où se trouvaient de nombreuses écoles médicales privées. Il rentre d’abord à l’école de Naiga Yoshimata où il apprend la médecine chinoise prédominante, puis à l’école d’un chirurgien formé à la chirurgie occidentale Yamamoto Kenryu qui lui enseigne la chirurgie de Caspar ou Rangaku ou école hollandaise ; il devient donc un Rangasuka ou savant de l’école hollandaise. A cette époque les chirurgiens japonais se contentaient de poser des plâtres, de suturer les plaies, de percer des abcès et de réaliser des ablations de tumeurs.
La vie professionnelle [1, 2, 3].
Sans doute pour des raisons financières, il rentre chez lui en 1785 après 3 ans d’étude, succède à son père qui meurt peu après et se marie. Il va réaliser la synthèse de la médecine chinoise très évoluée en matière d’acupuncture, de variolisation et de matière médicale et la médecine hollandaise très évoluée en matière d’anatomie et de chirurgie, mais cela va lui prendre du temps. Il commence par effectuer des consultations, inciser des abcès de collecter des plantes. Frappé par la douleur ressentie par ses patients lors de sa pratique chirurgicale, il se consacre à la recherche d’une médication analgésique le Tsusenan (ou Mafustusan dans une encyclopédie sur le Japon). Au cours de ses études, Seishu avait été marqué par Houa T’O, chirurgien chinois renommé du III° siècle connu des japonais. La tradition raconte qu’il réalisa de nombreuses opérations importantes en utilisant un agent anesthésique de son invention. Bien que ses écrits et la formule de son agent anesthésique relèvent de la légende, celle-ci marque suffisamment Hanaoka pour qu’il s’implique dans la recherche d’un tel agent. Ses recherches durèrent 20 ans ; pour tester l’efficacité de ses découvertes et déterminer la posologie optimale, sa mère et sa femme Kae se proposèrent comme cobayes. La tradition raconte que sa femme en perdit la vue ; sa mère mourut avant de connaître le succès de son fils. En administrant le Tsusensan que nous développerons plus loin Hanaoka obtint un analgésique efficace et relativement maniable quoique dangereux. Le 13 octobre 1805 soit 41 ans avant Morton , il réalise après administration de son agent l’exérèse d’un cancer du sein en suivant la technique occidentale chez une femme de 60 ans nommée Kan. Ses soeurs étant décédées d’un cancer du sein, cette femme n’hésita pas à se faire opérer sous anesthésie. L’anesthésie et l’intervention furent une réussite méme si Kae mourut 4 mois plus tard. Comme il le relate dans son carnet « la liste nominale des cancers du sein », 156 exérèses tumorales (et non des mastectomies) furent réalisées par lui sous anesthésie. Il traita aussi chirurgicalement sous anesthésie de multiples affections : polypes nasaux, fentes palatines, thromboses artérielles, hémorroïdes, fistules anales, rétrécissements de l’urètre, atrésies anales et vaginales etc ? ?? ainsi que différents traumatismes et des pathologies orthopédiques. Il fabriqua lui-méme ses instruments dont des exemplaires sont conservés.
Il améliora les techniques de désinfection utilisées par les chirurgiens japonais : il commença par utiliser un mélange de liqueurs spiritueuses (60 %) et d’eau de rose (40 %), mais son expérience lui montra la supériorité des seules liqueurs spiritueuses renfermant 30% d’alcool. Hanaoka insista aussi sur la nécessité d’un nettoyage soigneux de la peau, sur celle de l’ablation des caillots et des corps étrangers dans les plaies.
Le succès de ses premières anesthésies lui attira 35 élèves qui se montèrent à 284 au bout de 10 ans ; on estime qu’il forma plus de 1.000 élèves dans sa vie. C’était un maître exigeant dont la devise était « les médecins doivent maîtriser les principes de la chirurgie et les chirurgiens doivent apprendre ceux de la médecine interne » Les élèves, comme c’était habituel à l’époque, faisaient la promesse de ne pas révéler leur connaissance et leur technique à leur entourage méme le plus proche pour éviter la transmission imparfaite des informations, protéger l’indépendance de l’école, mais surtout ne pas détruire le gagne pain du maître. Ses élèves publièrent néanmoins un livre « Youka Hiroku » ou notes secrètes sur la chirurgie ce qui contredit la notion précédente, mais peut-étre cette publication eut-elle lieu après sa mort. Au japon, le maître n’est pas seulement celui qui instruit, mais par son exemple, il donne une éthique médicale faite de dignité, de mesure, d’équité et de sa responsabilité.
La réputation de Hanaoka se répandit dans tout le Japon et méme à Tokyo. Le fon dateur de la médecine occidentale et hollandaise Gempaku Sugita (1733-1817) envoya une lettre d’admiration à Hanaoka et demanda son avis plusieurs fois.
Les activités extra médicales [1]
Hanaoka était un poète, activité habituelle des médecins de cette époque : 235 poèmes sont connus. Il posséda aussi un talent calligraphique reconnu. IL pratiqua également l’estampe en représentant l’exérèse tumorale d’un cancer du sein pratiquée en 1805.
Son élève Akaishi Kian (1794-1857) représenta cette méme opération dans son Nuyga Chika ZU en 1832. Plusieurs traités portant le nom de Hanaoka décrivent des opérations en utilisant la couleur. Tant ceux qui lui sont attribués que ceux de ses élèves sont remarquables. Celui de Kamadi Gendai (1794-1854) publié en 1854 est rehaussé de planches en couleurs très soignées. Le mardi 23 octobre 2001 fut vendue à Drouot une copie datée de 1835 provenant de la collection sino-japonaise Blondelet du Kikan No Zu ou « Dessins des maladies rares traitées par le maître Hanaoka Seishu » illustrés de 56 dessins dont l’annonce dans la Gazette Drouot me fit découvrir ce médecin.
Reconnaissance sociale de Hanaoka et statut du médecin japonais [1]
La renommée était si grande au Japon en dehors du milieu médical qu’il devint en 1813 chirurgien du Daimyo Tokugawa qui contrôlait le district de Ki.
Sa femme mourut en 1829 et lui-méme mourut en 1835 à l’âge de 76 ans.
La situation sociale du médecin à l’époque de Hanaoka se situait à un niveau élevé entre les classes dirigeantes et les classes populaires. Leurs portraits comme celui de Hanaoka reproduit ici, tiré du livre de Huard et al. sont nombreux au contraire de ceux des médecins chinois, ils étaient exécutés par eux-mémes ou par leurs élèves. Ces portraits nous situent le médecin dans son cadre social en rappelant qu’à l’époque de Hanaoka existait une dizaine de spécialisation dont le Geka-I ou chirurgie venait au troisième rang.
Dès que les médecins laïcs avaient un certain rang ou une certaine noblesse comme ce fut le cas de Hanaoka, ils n’étaient justifiables que de leur pair, avaient droit aux maisons de style officiel CAD débouchant sur la rue par un portique à trois portes, une porte d’honneur centrale généralement fermée et deux portes latérales de service d’un usage courant. Comme le montre la reproduction, ils avaient également le privilège de porter la jupe de cavalier, la jaquette de soie armoriée, la barbe et la chevelure entière et enfin un sabre(ou deux) qui faisait partie intégrante du costume de l’homme de qualité. Ce sabre était porté par pure ostentation ou par obligation si le médecin comme ce fut le cas de Hanaoka était attaché à la maison d’un daimyo pour se conformer à l’étiquette obligeant tout visiteur entrant dans un palais à porter sabre et vétement de cour. Le sabre était le plus souvent ornemental en bois gravé ou simplement laqué. Le médecin d’un Daimyo ou d’un Shogun était par rapport à ses confrères un personnage considérable dans un pays dominé par le formalisme, ce qui se traduisait par son costume et l’observation d’un certain protocole. Dès qu’il avait un certain renom, il ne sortait jamais seul mais accompagné d’un ou plusieurs serviteurs portant sa boite à médicaments et quelques objets personnels.
Destinée posthume de Hanaoka.
L’ignorance de la science de Hanaoka en occident est due à deux facteurs : l’isolement politique du Japon et la politique du secret dont nous avons parlé plus haut. Par ailleurs l’introduction au Japon de l’éther en 1855 par Seikei Sugita puis du chloroforme en 1861 par le Hollandais Pompe van Meerdervoot rendit caduque l’anesthésie de Hanaoka qui comme nous le verrons était de réalisation complexe.Toutes les données de Hanaoka devinrent disponibles après la restauration Meiji de 1861. En 1999, la société de chirurgie du Japon commémora son 100° anniversaire en sortant un timbre de 80 yens le 11 avril 2000. Ce timbre représente Hanaoka avec la mandarage qui est la principale plante de son mélange anesthésique. Cette société consacra également Hanoaka comme le père de la chirurgie japonaise et nous pouvons dire qu’il fut aussi le père de l’anesthésie mondiale.
LE DEVELOPPEMENT DE LA FORMULE DU TSUSENSAN [2,3].
De nombreuses prescriptions anesthésiques chinoises existaient au Japon avant Hanaoka ; celui-ci copia 7 d’entre elles dans son mémorandum de 1791 mais elles sont différentes de la formule qu’il utilisa plus tard.
Un manuscrit intitulé « traité des substances narcotiques », une compilation du Shutei Nakagawa (1773-1850) nous permet de comprendre la démarche de Hanaoka. La prescription de ces agents est due aux hommes à cheveux roux ( les étrangers). Le premier médecin à connaître ces agents et à les prescrire aurait été Hanai de Kyoto qui chercha déjà à améliorer la formule. Le deuxième serait Iwanaga, aussi de Kyoto qui garda sa formule améliorée secrète.
Nakagawa fut le témoin de 10 anesthésies pratiquées par Hanaoka sans doute vers 1790 ! Il le surnomma le « Houa T’O du Japon ». Les formules de Hanaoka (on en connaît 7) se rapprochent de celles de Hanai et d’un certain Onishi, mais en diffèrent par le nombre des agents et leur proportion. Tsusensan est le nom générique de ces formules. Celles décrites par Akito Matsuki [2] et par Tomio Ogata [3], comme les autres utilisent comme plante essentielle la Mandarage (inconnue de l’auteur qui est nul en botanique) qui appartient au genre Datura ; elle semble avoir été introduite au Japon au XVIIIe siècle et l’on connaissait déjà ses effets antalgiques et sa toxicité.
Celle fournie par Akimoto Matsuki [2] est la suivante :
– Datura stramonium : feuilles : 4 parts ;
– Aconitum japonicum : racine : 1 part ;
– Angelica glabrae makino : racine : 1 part ;
– Ligusticum acutilobum : racine : 1 part ;
– Cnidum offinila : rhuzome : 1 part ;
– Arisaema japonicum : rhizome : 1 part.
Sept grammes de ce mélange étaient mis dans 360 ml d’eau bouillante pendant plusieurs minutes. Le surnageant soit 340 ml (sic) était bu. Au bout de 3 heures le patient tombait dans un état d’inconscience et d’analgésie durant 5 heures permettant une intervention. La récupération était favorisée par l’ingestion d’une sorte d’antidote Ohren-gedokuka-sekkoto, un jus de soja noir.
Nous reproduisons telle quelle la formule de Ogata [3] :
– Mandarage : Datura alba : 8 parts. Souzu : Aconitum japonicum : 2 parts. Byakushi :
– Angelica dahuria : 2 parts.
– Toki : Angelica decursiva et Sav : 2 parts.
– Senkyu : Ligusticum wallichii : 2 parts.
– Tennansho : Arisaema japonicum : 2 parts.
L’ensemble d’après Ogata est découpé en petits morceaux et mis à bouillir dans de l’eau chaude. Seul le surnageant est utilisé. Le mélange doit étre bu pendant qu’il est chaud. L’effet anesthésique se manifeste en 2 à 4 heures. Le patient est alors inconscient et analgésié et peut étre opéré. L’effet dure en moyenne 6 à 10 heures mais peut se poursuivre 24 heures en fonction de la dose.
Quelque soit la formule utilisée, l’état obtenu était du à un surdosage de plusieurs alcaloïdes : scopolamine, hyoscyanine, atropine dans la datura, d’aconitine dans l’aconitum, d’angelicotoxine dans l’angelica expliquant le risque léthal ; on comprend très bien dans ces conditions pourquoi l’éther puis le chloroforme remplacèrent si facilement le Tsusensan.
CONCLUSION
Incontestablement Hanaoka fut un visionnaire et un génie dans ses conceptions de la médecine. Il mérite d’étre connu dans le monde occidental autant par l’impulsion qu’il a donnée à la chirurgie que par son souci de développer une analgésie lui permettant de réaliser des interventions complexes qui ne seront effectuées que plus tard en occident. Il est le père d’une anesthésie qui n’eut certes pas de suite mais qui était en avance sur tout ce qui se faisait à l’époque. Il est curieux de constater que l’opium connu des asiatiques n’incita pas tant les médecins chinois que japonais à l’utiliser.
BIBLIOGRAPHIE
1. Huard Pierre, Ohya Zensetsou, Wong Ming. La médecine japonaise des origines à nos jours. Editions Roger Dacosta. Parisl974. 409 p.
2. Matsuki Akimoto. Seishu Hanaoka, japanese pionner in anesthesia. Anesthesiology. 1970.32.5:446-50.
3. Ogata Tomio. Seishu Hanaoka and his anaesthesiology and surgery. Anaesthesia. 1973.28 : 645-52.
(Nos remerciements vont à Anne Foster qui nous fit découvrir Hanaoka dans la Gazette Drouot et nous a fait parvenir un dossier Internet et les premières références, à Marie Rose Gilles qui nous a procuré avec diligence le livre sur la médecine japonaise de Huard et à l’institut culturel du Japon qui nous a fait connaître les articles des revue anglo-saxonnes sur Hanaoka)